Spiritualité - Textes choisis

L’entraide, le partage


1. La sociabilité est l’un des principaux facteurs de l’évolution

Extrait de « L’entraide, un facteur de l’évolution » de Pierre Kropotkine (écrit en 1902)

Les exemples cités montrent déjà que la vie en société est l’arme la plus puissante dans la lutte pour la vie, prise au sens large du terme, et il serait aisé d’en donner encore bien d’autres preuves s’il était nécessaire d’insister. La vie en société rend les plus faibles insectes, les plus faibles oiseaux et les plus faibles mammifères, capables de lutter et de se protéger contre les plus terribles carnassiers et oiseaux de proie; elle favorise la longévité; elle rend les différentes espèces capables d’élever leur progéniture avec un minimum de perte d’énergie. C’est l’association qui fait subsister certaines espèces malgré une très faible natalité. Grâce à l’association, les animaux qui vivent en troupes peuvent émigrer à la recherche de nouvelles demeures. Donc, tout en admettant pleinement que la force, la rapidité, les couleurs protectrices, la ruse, l’endurance de la faim et de la soif, mentionnées par Darwin et Wallace, sont autant de qualités qui avantagent l’individu ou l’espèce dans certaines circonstances; nous affirmons que la sociabilité représente un grand avantage dans toutes les circonstances de la lutte pour la vie. Les espèces qui, volontairement ou non, abandonnent cet instinct d’association sont condamnées à disparaître; tandis que les animaux qui savent le mieux s’unir ont les plus grandes chances de survivance et d’évolution plus complète, quoiqu’ils puissent être inférieurs à d’autres animaux en chacune des facultés énumérées par Darwin et Wallace, sauf l’intelligence. Les vertébrés les plus élevés et particulièrement les hommes sont la meilleure preuve de cette assertion. Quant à l’intelligence, si tous les darwinistes sont d’accord avec Darwin en pensant que c’est l’arme la plus puissante dans la lutte pour la vie et le facteur le plus puissant d’évolution progressive, ils admettront aussi que l’intelligence est une faculté éminemment sociale. Le langage, l’imitation et l’expérience accumulée sont autant d’éléments de progrès intellectuel dont l’animal non social est privé. Aussi trouvons-nous à la tête des différentes classes d’animaux les fourmis, les perroquets, les singes, qui tous unissent la plus grande sociabilité au plus haut développement de l’intelligence. Les mieux doués pour la vie sont donc les animaux les plus sociables, et la sociabilité apparaît comme un des principaux facteurs de l’évolution à la fois directement, en assurant le bien-être de l’espèce tout en diminuant la dépense inutile d’énergie, et indirectement en favorisant le développement de l’intelligence.(p. 73-74 – Editions Aden)


2. Darwin n’a pas prouvé la prétendue nécessité de la compétition pour la survie de l’espèce

Extrait de « L’entraide, un facteur de l’évolution » de Pierre Kropotkine (écrit en 1902)

L’idée dont l’œuvre de Darwin est pénétrée est certainement celle d’une compétition réelle qui se poursuit à l’intérieur de chaque groupe animal, pour la nourriture, la sûreté de l’individu et la possibilité de laisser une progéniture. Le grand naturaliste parle souvent de régions qui sont si peuplées de vie animale qu’elles n’en pourraient contenir davantage, et de cette surpopulation il conclut à la nécessité de la lutte. Mais quand nous cherchons dans son œuvre des preuves réelles de cette lutte, il faut avouer que nous n’en trouvons pas qui puissent nous convaincre. Si nous nous reportons au paragraphe intitulé : « La lutte pour la vie est d’autant plus âpre qu’elle a lieu entre des individus et des variétés de la même espèce », nous n’y rencontrons pas cette abondance de preuves et d’exemples que nous avons l’habitude de trouver dans les écrits de Darwin. La lutte entre individus de même espèce n’est confirmée, dans ce paragraphe, par aucun exemple : elle est admise comme un axiome ; et la lutte entre des espèces étroitement apparentées n’est prouvée que par cinq exemples, dont l’un au moins (concernant deux espèces de grives) semble maintenant douteux. Mais quand nous cherchons plus de détails pour déterminer jusqu’à quel degré la décroissance d’une espèce a vraiment été produite par la croissance d’une autre espèce, Darwin, avec son habituelle bonne fois, nous dit : Nous pouvons entrevoir vaguement pourquoi la compétition doit être plus implacable entre des espèces apparentées qui occupent à peu près la même aire dans la nature : mais probablement en aucune occasion nous ne pourrions dire au juste pourquoi une espèce triomphe plutôt que l’autre dans la grande bataille de la vie. (p. 77-78 – Editions Aden)


3. L’entraide est une tendance naturelle chez l’homme

Extrait de « L’entraide, un facteur de l’évolution » de Pierre Kropotkine (écrit en 1902)

La tendance à l’entraide chez l’homme a une origine si lointaine et elle est si profondément mêlée à toute l’évolution de la race humaine qu’elle a été conservée par l’humanité jusqu’à l’époque actuelle, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire. Elle se développa surtout durant les périodes de paix et de prospérité ; mais, même lorsque les plus grandes calamités acccablèrent les hommes – lorsque des régions entières furent dévastées par des guerres, et que des populations nombreuses furent décimées par la misère, ou gémirent sous le joug de la tyrannie – la même tendance continua d’exister dans les villages et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua à unir les hommes entre eux et, à la longue, elle réagit même sur les minorités dominatrices, combatives et dévastatrices, qui l’avaient rejetée comme une sottise sentimentale. Et chaque fois que l’humanité eut à créer une nouvelle organisation sociale, correspondant à une nouvelle phase de son évolution, c’est de cette même tendance, toujours vivante, que le génie constructif du peuple tira l’inspiration et les éléments du nouveau progrès. Les nouvelles institutions économiques et sociales, en tant qu’elles furent une création des masses, les nouveaux systèmes de morale et les nouvelles religions ont pris leur origine de la même source ; et le progrès moral de notre race, vu dans ses grandes lignes, apparaît comme une extension graduelle des principes de l’entraide, de la tribu à des agglomérations toujours de plus en plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin il embrasse un jour l’humanité entière, avec ses différentes croyances, ses langues et ses races diverses. (p. 221-222 – Editions Aden)


4. Malgré l’individualisme dominant qui résulte des pouvoirs de l’Etat, la tendance à l’entraide n’a jamais disparu

Extrait de « L’entraide, un facteur de l’évolution » de Pierre Kropotkine (écrit en 1902)

L’absorption de toutes les fonctions par l’Etat favorisa nécessairement le développement d’un individualisme effréné, et borné à la fois dans ses vues. A mesure que le nombre des obligations envers l’Etat allait croissant, les citoyens se sentaient dispensés de leurs obligations les uns envers les autres. Dans la guilde – et au Moyen Âge, chacun appartenait à quelque guilde ou fraternité – deux « frères » étaient obligés de veiller chacun à leur tour un frère qui était tombé malade ; aujourd’hui on considère comme suffisant de donner à son voisin l’adresse de l’hôpital public le plus proche. Dans la société barbare, le seul fait d’assister à un combat entre deux hommes, survenu à la suite d’une querelle, et de ne pas empêcher qu’il ait une issue fatale, exposait à des poursuites comme meurtier ; mais avec la théorie de l’Etat protecteur de tous, le spectateur n’a pas besoin de s’en mêler : c’est à l’agent de police d’intervenir, ou non. Et tandis qu’en pays sauvage, ches les Hottentots par exemple, il serait scandaleux de manger sans avoir appelé à haute voix trois fois pour demander s’il n’y a personne qui désire partager votre nourriture, tout ce qu’un citoyen respectable doit faire aujourd’hui est de payer l’impôt et de laisser les affamés s’arranger comme ils peuvent. Aussi la théorie selon laquelle les hommes peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mépris des besoins des autres triomphe-t-elle aujourd’hui sur toute la ligne – en droit, en science, en religion. C’est la religion du jour, et douter de son efficacité c’est être un dangereux utopiste. La science proclame hautement que la lutte de chacun contre tous est le principe dominant de la nature, ainsi que des sociétés humaines. La biologie attribue à cette lutte l’évolution progressive du monde animal. L’histoire adopte le même point de vue, et les économistes dans leur ignorance naïve, rapportent tout le progrès de l’industrie et de la mécanique moderne aux « merveilleux effets » du même principe. La religion même des prédicateurs de l’Eglise est une religion d’individualisme, légèrement mitigée par des rapports plus ou moins charitables avec le voisins – particulièrement le dimanche. Hommes d’action « pratique » et théoriciens, hommes de science et prédicateurs religieux, hommes de loi et politiciens, tous sont d’accord sur un point : l’individualisme, disent-ils, peut bien être plus ou moins adouci dans ses conséquences les plus âpres par la charité, mais il reste la seule base certaine pour le maintien de la société et son progrès ultérieur. Il semblerait, par conséquent, inutile de chercher des institutions ou des habitudes d’entraide dans notre société moderne. Que pourrait-il en rester ? Et cependant, aussitôt que nous essayons de comprendre comment vivent les millions d’êtres humains, et que nous commençons à étudier leurs rapports de chaque jour, nous sommes frappés de la part immense que les principes d’entraide et d’appui mutuel tiennent encore aujourd’hui dans la vie humaine. Quoique la destruction des institutions d’entraide ait été poursuivie, en pratique et en théorie depuis plus de trois ou quatre cents ans, des centaines de millions d’hommes continuent à vivre avec de telles institutions ; ils les conservent pieusement et s’efforcent de les reconstituer là où elles ont cessé d’exister. En outre, dans nos relations mutuelles, chacun de nous a ses mouvements de révolte contre la foi individualiste qui domine aujourd’hui, et les actions dans lesquelles les hommes sont guidés par leurs inclinations d’entraide constituent une si grande partie de nos rapports de chaque jour, que si de telles actions pouvaient être supprimées, toute espèce de progrès moral serait immédiatement arrêtée. La société humaine elle-même ne pourrait pas se maintenir pour la durée d’une seule génération. Ces faits, pour la plupart négligés par les sociologues, et cependant d’importance capitale pour la vie et pour le progrès de l’humanité, nous allons maintenant les analyser, en commençant par les insitutions permanentes d’entraide et passant ensuite aux actes d’aide mutuelle qui ont leur origine dans des sympathies personnelles ou sociales. (p. 225 à 227 – Editions Aden)

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